January 6, 2025

Le Bouard avocats

Les effets du bail dérogatoire à l’expiration : un nouveau bail commercial sans exigence d’écrit

Le bail dérogatoire, parfois qualifié de bail « précaire », permet au bailleur et au locataire de convenir d’une occupation temporaire des lieux pour une durée maximale définie par la loi. Cependant, lorsque cette durée expire et que le preneur demeure en possession sans objection immédiate du bailleur, la législation commerciale s’applique de plein droit.

Il en résulte alors la naissance d’un bail commercial soumis au statut des baux commerciaux, sans qu’un nouvel écrit ne soit requis pour en constater l’existence. Cette situation surprend parfois les parties, habituées à considérer qu’un contrat de bail doit nécessairement être formalisé par un acte écrit. Or, le Code de commerce et le Code civil encadrent clairement ce dispositif.

Dans le présent article, nous examinerons de manière approfondie les différents mécanismes juridiques permettant de comprendre, d’une part, l’utilité initiale du bail dérogatoire et, d’autre part, les effets spécifiques qui découlent de son expiration tacite. L’objectif est d’apporter un éclairage didactique, tant pour les bailleurs que pour les locataires, et de souligner les précautions à prendre pour sécuriser leurs relations contractuelles.

I. Définition et caractéristiques du bail dérogatoire

  1. Fondements légaux
    Le bail dérogatoire est prévu à l’article L.145-5 du Code de commerce, qui autorise les parties à déroger au statut protecteur des baux commerciaux pour une durée limitée. L’intention du législateur est de laisser la possibilité, dans des circonstances particulières, de conclure une convention temporaire. Cette faculté dérogatoire, strictement encadrée, vise à offrir au bailleur et au locataire une certaine souplesse, par exemple pour tester l’activité commerciale dans les lieux ou pour répondre à une occupation de courte durée.
  2. Durée maximale et tacite reconduction interdite
    Le législateur impose un plafond à la durée totale des baux dérogatoires successifs. Selon la réglementation en vigueur, cette durée ne peut dépasser une limite fixée (souvent trois ans) ; au-delà, il est interdit de maintenir la relation contractuelle dans ce cadre dérogatoire. Ainsi, si le locataire continue à exploiter les locaux, il risque de basculer sous l’empire du statut des baux commerciaux.
  3. Effet sur la protection du locataire
    Le principal intérêt du bail dérogatoire pour le bailleur tient à l’exclusion de plusieurs mécanismes protecteurs applicables au bail commercial :
  • Pas de droit au renouvellement du locataire ;
  • Pas d’indemnité d’éviction en cas de refus de renouvellement ;
  • Pas d’obligation de respecter la longue durée minimum du bail commercial (en principe neuf ans).

Toutefois, cette exclusion n’est que temporaire. Une fois les délais légaux écoulés, le bail dérogatoire cesse de produire ses effets.

A lire : quels sont les pièges à éviter lors de la signature d'un bail commercial ?

II. Le passage automatique au bail commercial à l’expiration du bail dérogatoire

  1. Le principe de l’article L.145-5, alinéa 2 du Code de commerce
    Aux termes de l’article L.145-5, alinéa 2, si, à l’expiration de la période dérogatoire, le locataire demeure dans les lieux et n’est pas immédiatement contraint de quitter les locaux, il se forme un nouveau bail régi par les dispositions protectrices des baux commerciaux. Cette situation s’opère de plein droit, dès lors que le locataire est laissé en possession au-delà du terme convenu.
  2. Le rôle du délai d’un mois
    Le même article précise qu’en principe, la naissance du bail commercial sera constatée au plus tard à l’issue d’un délai d’un mois suivant l’échéance. Autrement dit, si le bailleur n’agit pas pour exiger le départ du preneur dans ce laps de temps, la loi considère qu’il y a consentement tacite à l’établissement d’un nouveau bail soumis aux règles des baux commerciaux. Cette mesure vise à éviter toute ambiguïté quant à la volonté des parties.
  3. Effet de substitution du nouveau bail
    Au-delà de son principe, le bail commercial qui se forme à la suite du bail dérogatoire s’applique automatiquement et remplace l’ancien contrat. À compter de ce moment, le preneur bénéficie du statut protecteur, y compris le droit au renouvellement et la possible indemnité d’éviction si le bailleur refuse de prolonger. Il est primordial de comprendre que cette « conversion » n’exige aucun écrit supplémentaire.
Besoin d'un avocat pour un bail commercial ? Contactez un avocat en droit commercial.

bail dérogatoire à expiration

III. L’absence d’exigence d’écrit pour le nouveau bail commercial

  1. Caractère consensuel du bail en droit français
    Le droit civil français pose en effet le principe suivant : un contrat de location peut être valablement formé dès lors que les parties s’accordent sur la chose et le prix (Code civil, article 1714). Il en va de même en matière de bail commercial, sauf dispositions contraires. Hormis les cas spécifiques (baux de plus de douze ans devant être publiés, débits de boissons avec obligations particulières), la loi n’oblige pas à consigner l’accord dans un acte écrit.
  2. Les exceptions législatives
  • Baux commerciaux supérieurs à douze ans : l’écrit est alors nécessaire pour permettre la publicité foncière (Décret du 4 janvier 1955).
  • Débits de boissons : soumis à des formalités particulières (CGI, article 504).

En dehors de ces hypothèses précises, la jurisprudence admet qu’un bail commercial verbal est tout à fait valable. Ainsi, le contrat peut se former sans aucune obligation formelle, dès lors que les éléments essentiels (identité des parties, local, destination, loyer) sont déterminés avec suffisamment de clarté.

  1. Confirmation jurisprudentielle
    Les juridictions ont constamment rappelé la validité d’un bail commercial non écrit. L’exemple le plus souvent cité est celui de la Cour de cassation, qui a jugé qu’un bail commercial peut parfaitement exister à l’issue d’un échange de mails ou d’un accord oral, dès lors qu’il y a preuve d’un consentement ferme sur la chose et le prix.

A lire : comment résilier un bail commercial ?

IV. Conséquences pratiques de l’absence d’exigence d’écrit

  1. Maintien des clauses et conditions du bail expiré
    L’une des grandes précisions légales est que le bail commercial s’établit « aux mêmes clauses et conditions » que l’ancien bail. Dès lors, à défaut de renégociation entre le bailleur et le locataire, les stipulations du bail dérogatoire continuent de régir la relation, dans la mesure où elles ne contreviennent pas aux dispositions d’ordre public du statut des baux commerciaux.
  2. Sécurité juridique et preuve du contrat
    Même si le bail commercial verbal est autorisé, il existe un enjeu de preuve. En cas de litige, chaque partie devra rapporter la démonstration de l’existence du contrat et du contenu des obligations (montant du loyer, durée, obligations d’entretien, etc.). À cette fin, les correspondances (lettres, courriels), échanges de quittances, procès-verbaux d’assemblée générale, ou tout autre document justifiant de la volonté des parties et de l’occupation réelle des locaux, pourront être produits devant un tribunal.
  3. Risques de conflits liés à l’absence d’acte écrit
  • Contestation du montant du loyer : sans accord écrit, il pourrait être plus compliqué de prouver l’évolution prévue du loyer ou l’existence d’une clause de révision spécifique.
  • Ambiguïté sur la destination des lieux : l’activité exercée peut être sujette à débat si elle n’a pas été formellement définie.
  • Durée et date de début du bail commercial : la période exacte de prise d’effet du statut pourrait être contestée.
Néanmoins, cette absence d’écrit n’annule en rien la validité du bail. Il s’agit avant tout d’une prudence à adopter pour éviter de longues discussions si un différend surgit.

V. Les enjeux pour le bailleur et le locataire

  1. Pour le bailleur
  • Perte du régime dérogatoire : passé le délai légal, le bailleur se retrouve soumis aux contraintes du bail commercial : respect de la durée minimale de neuf ans, droit au renouvellement, indemnité d’éviction, etc.
  • Responsabilité de la preuve : en cas de litige, il doit pouvoir démontrer que le locataire est resté dans les lieux après l’échéance, et que les conditions de l’accord tacite étaient celles du bail commercial.
  • Adaptation du loyer : si le bail initial prévoyait un montant modeste (considérant la précarité), le bailleur peut souhaiter renégocier dans le cadre des principes de révision légale.
  1. Pour le locataire
  • Acquisition de la protection du statut : le principal avantage réside dans le droit au renouvellement du bail commercial et la stabilité de l’entreprise dans les lieux.
  • Exigence de diligence : s’il souhaite prolonger l’occupation, il a intérêt à ne pas laisser le bailleur le contraindre à partir. Il pourra se prévaloir de la tacite prolongation dès lors qu’il demeure dans les locaux et que le bailleur ne s’y oppose pas.
  • Preuve des conditions antérieures : mieux vaut conserver soigneusement une copie du bail dérogatoire initial pour justifier que le nouveau bail commercial reprend les mêmes termes, notamment sur le loyer et les charges.

VI. Illustrations jurisprudentielles et apports pratiques

  1. Exemple d’une conversion tacite
    Un locataire signe un bail précaire d’une durée d’un an pour tester son activité. Le contrat prévoit un loyer mensuel, sans clause d’indexation particulière. À l’échéance, le preneur ne manifeste pas de volonté d’acheter le local (s’il existait une promesse de vente) et reste dans les lieux avec l’accord tacite du bailleur. Après une période de plusieurs semaines sans protestation, ce bailleur ne peut plus prétendre que le locataire doit partir : le bail commercial est automatiquement né.
  2. Décision de cour d’appel retenant la validité d’un bail commercial verbal
    Les juges d’appel soulignent fréquemment que la loi n’exige aucune formalisation par écrit, hormis les cas particuliers déjà mentionnés. Le contrat se poursuit donc avec les mêmes clauses que l’ancien bail, interdisant au bailleur de modifier unilatéralement le montant du loyer ou d’infliger de nouvelles obligations au locataire.
  3. Preuve des clauses anciennes
    Dans certains litiges, le locataire réclame la rédaction d’un écrit pour fixer les nouvelles conditions, alors que le bailleur soutient qu’aucune obligation ne l’y contraint. Les juridictions considèrent qu’il n’existe pas d’obligation légale de signer un acte, mais qu’il est impératif de pouvoir justifier du contenu des obligations. En l’espèce, le bail expiré sert de base à ce nouveau bail.

VII. Les précautions à prendre pour sécuriser la situation

  1. Négocier un nouvel écrit volontaire
    Même si la loi n’impose pas de contrat écrit, il est souvent préférable, pour la clarté des relations, de signer un avenant ou un nouveau bail commercial récapitulant les droits et obligations de chacun. Cela permet de :
  • Clarifier la durée, en rappelant que désormais, on se situe dans un bail commercial de neuf ans.
  • Établir les modalités de révision du loyer, d’indexation et d’entretien des lieux.
  • Éviter les conflits ultérieurs relatifs aux charges, travaux, assurances, etc.
  1. Consigner par écrit tout accord sur la modification des clauses
    Si le bailleur et le locataire conviennent d’un nouveau montant de loyer ou de nouvelles dispositions, il est fortement conseillé de le faire par écrit (lettre recommandée, e-mail, acte sous seing privé). Cela constitue une preuve en cas de contestation.
  2. Vérifier la date d’effet du bail commercial
    Le point de départ de la nouvelle relation se situe en principe au lendemain de l’expiration du bail dérogatoire, ou un mois après, selon la tolérance légale. Il est important de confirmer cette date pour mesurer les étapes de la durée de neuf ans et le moment de la première révision triennale.

VIII. Synthèse et conseils pratiques

  • Principe général : le bail commercial né à la suite d’un bail dérogatoire expiré n’a pas à être formalisé par écrit. Cette solution est fermement établie par le Code de commerce (article L.145-5, alinéa 2) et validée par la jurisprudence.
  • Conséquences pour les parties : dès lors que le locataire reste dans les lieux sans opposition immédiate du bailleur, il acquiert la protection du statut des baux commerciaux. Le bail est alors réputé s’appliquer aux mêmes conditions que le bail expiré, sous réserve des règles d’ordre public du statut.
  • Attention à la preuve : bien que la loi n’exige pas d’écrit, un conflit est toujours possible quant au contenu précis de la convention. Les échanges (mails, correspondances, factures) servent alors à établir l’existence du bail et ses clauses essentielles.
  • Baux supérieurs à douze ans et débits de boissons : ces situations particulières échappent à la dispense d’écrit. Il est donc indispensable de se référer à la législation spécifique (publicité foncière pour les baux de longue durée, réglementation spéciale pour les licences de boissons).


Le dispositif légal autour du bail dérogatoire et son basculement automatique en bail commercial illustre la souplesse du droit français en matière de location de locaux à usage commercial. La loi protège le locataire qui, en prolongeant l’occupation et en étant laissé en possession, se voit automatiquement conférer les avantages du statut des baux commerciaux. Corrélativement, le bailleur se retrouve tenu par les règles relatives au renouvellement, à la fixation du loyer ou encore à l’indemnité d’éviction.

Toutefois, l’absence d’exigence formelle d’un écrit peut engendrer des incertitudes pratiques, notamment sur les conditions précises du nouveau bail. Pour prévenir les litiges, il est vivement recommandé de conserver le bail dérogatoire initial ainsi que toute documentation prouvant l’accord des parties (correspondances, quittances, e-mails). La conclusion d’un nouvel acte écrit, même non obligatoire, est souvent une bonne solution afin de clarifier la situation et de sécuriser la relation bailleur-locataire.

En définitive, la reconnaissance de la validité d’un bail commercial verbal permet de souligner que, dans l’architecture du Code de commerce, la formation d’un contrat repose avant tout sur l’accord des volontés. Les parties doivent néanmoins garder à l’esprit que le régime dérogatoire ne peut se maintenir au-delà de la période maximale autorisée. À l’issue de cette période, le législateur a choisi de protéger l’activité économique du locataire en le faisant bénéficier automatiquement du statut des baux commerciaux, dans un souci de stabilité et de sécurité juridique.