June 25, 2025

Le Bouard Avocats

Action sociale ut singuli : un levier renforcé pour les associés face aux fautes de gestion

Ce qu’il faut retenir sur l’action sociale ut singuli

  • Droit autonome des associés
    L’action sociale ut singuli n’est pas subsidiaire : chaque associé peut poursuivre le dirigeant fautif même si la société engage parallèlement sa propre action (Cass. com., 7 mai 2025).
  • Intérêt légitime incontestable
    Toute faute diminuant l’actif social lése indirectement chaque associé ; l’article 31 CPC leur ouvre donc l’accès au juge sans condition de majorité ou d’accord préalable.
  • Protection contre les manœuvres dilatoires
    La coexistence des deux actions empêche un dirigeant de neutraliser la procédure en intentant une action « de façade » pour minimiser son propre préjudice.
  • Enjeu pratique pour la gouvernance
    Associés : mobilisez ce levier pour sécuriser la valeur de vos parts. Dirigeants : tenez une comptabilité transparente, faute de quoi votre responsabilité sera poursuivie sur les deux fronts.

Comprendre l’action sociale : deux voies parallèles

L’article L 223-22 du Code de commerce ouvre deux canaux de mise en cause de la responsabilité du gérant d’une SARL lorsque sa faute cause un préjudice à la société :

  • L’action ut universi : exercée par la société elle-même, à l’initiative de ses représentants légaux ou d’un mandataire ad hoc désigné par le tribunal.
  • L’action ut singuli : intentée par un ou plusieurs associés, « individuellement ou en se groupant », pour le compte de la société.

Ces deux procédures poursuivent le même but : obtenir réparation du dommage social, c’est-à-dire réintégrer dans les comptes les sommes perdues ou mal utilisées. Mais leur articulation a longtemps fait débat : certains praticiens soutenaient le caractère subsidiaire de l’action ut singuli, réservée aux cas d’inaction des dirigeants. L’arrêt rendu le 7 mai 2025 par la chambre commerciale de la Cour de cassation (n° 23-15 931) balaie cette lecture et clarifie définitivement les droits des associés.

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L’arrêt du 7 mai 2025 : la coexistence plutôt que la subsidiarité

Les faits en résumé

Des associés de SARL reprochaient à l’ancienne gérante diverses irrégularités de gestion ; la société, représentée par un nouveau gérant, avait elle aussi assigné l’intéressée. La cour d’appel de Basse-Terre rejette l’action des associés, estimant qu’ils n’avaient « aucun intérêt à agir » puisque la société sollicitait déjà la même condamnation.

La position de la Cour de cassation

En cassation, les hauts magistrats rappellent la combinaison des articles 31 du Code de procédure civile (intérêt à agir) et L 223-22, alinéa 3 (droit propre des associés). L’action sociale ut singuli n’est pas subsidiaire : elle peut être exercée antérieurement, concomitamment ou postérieurement à l’action de la société, sans qu’il soit besoin de démontrer la carence des représentants légaux.

Le motif est double :

  1. Intérêt légitime des associés : toute diminution de l’actif social affecte mécaniquement la valeur de leurs parts et leur droit au dividende futur.
  2. Protection contre les manœuvres dilatoires : un dirigeant fautif pourrait neutraliser l’action des associés en engageant lui-même une procédure de façade destinée à minimiser le préjudice.

La chambre commerciale opère donc un retour à sa jurisprudence antérieure (arrêts de 2004 et 2009) en rompant avec l’affirmation d’un caractère subsidiaire esquissée en 2021.

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Enjeu stratégique pour les chefs d’entreprise

Pourquoi agir en parallèle de la société ?

Un associé majoritaire, opposé à la direction en place, peut vouloir :

  • Accélérer la procédure : l’action ut universi suppose parfois l’autorisation préalable d’une assemblée ou la nomination d’un mandataire ; l’action ut singuli échappe à ces lenteurs.
  • Contrôler le périmètre : il choisit les fautes invoquées, le quantum du préjudice et le fondement juridique (responsabilité civile ou pénale).
  • Négocier : la pression contentieuse facilite la conclusion d’une transaction au profit de la société.

Effets financiers concrets

  • Indemnisation versée à la société : elle accroît mécaniquement la valeur économique de l’entreprise.
  • Frais avancés : l’associé agit pour le compte social ; il peut donc demander remboursement de ses frais de procédure sur le fondement de l’article 700 CPC, voire une décision d’avance par la société si les statuts le prévoient.
  • Aucune dilution : la somme récupérée n’est pas un dividende mais un actif supplémentaire, profitant à tous les associés au prorata de leur participation.

Conditions et modalités pratiques de l’action ut singuli

Qui peut agir ?

  • Associé unique ou minoritaire : la loi ne fixe ni plancher de détention ni condition de quorum.
  • Héritier ou légataire devenu associé suite à une succession : il jouit des mêmes droits.

Quels délais ?

  • Prescription quinquennale (C. civ., art. 2224) courant du jour où l’associé a eu connaissance des faits et de l’identité du dirigeant.
  • Suspension en cas de dissimulation : fraude rendant les écritures comptables indéchiffrables.

Procédure type

  1. Mise en demeure du dirigeant fautif (courrier recommandé) reprenant les griefs.
  2. Assignation au nom de la société, avec élection de domicile chez l’avocat de l’associé demandeur.
  3. Conclusions précisant :
    • La qualification des fautes (violation statutaire, abus de biens sociaux, négligence grave).
    • Le calcul du préjudice social (perte, manque à gagner, pénalités).
  4. Communication systématique des pièces comptables ; à défaut, requête de désignation d’expert (CPC, art. 145).

Issue du procès

  • Condamnation : le dirigeant est tenu de réparer intégralement le dommage (C. civ., art. 1240).
  • Appel possible par la société ou par le dirigeant.
  • Exécution forcée : saisie des comptes, inscription hypothécaire, voire action directe contre l’assureur RC mandataires sociaux.

Points de vigilance pour les dirigeants en fonction

  • Mise en jeu de la garantie D&O (Directors & Officers) : vérifier les clauses d’exclusion pour fautes intentionnelles.
  • Injonction de communication de pièces : le refus injustifié peut être sanctionné par le juge (CPC, art. 11).
  • Transaction : aucune remise de dette ne peut être acceptée sans décision collective des associés (C. com., art. L 223-19), sous peine de nullité.

Incidence sur la gouvernance

Cette coexistence des deux actions renforce le contrôle interne :

  • Le conseil de gérance devra consigner dans ses procès-verbaux la nature de toute action engagée et informer les associés pour éviter les doublons procéduraux.
  • Les statuts peuvent prévoir une clause de coordination (révélation préalable à la société, délai de réponse) sans pour autant supprimer le droit d’agir.

L’arrêt du 7 mai 2025 consacre une lecture protectrice des intérêts sociaux : l’action sociale ut singuli est un droit autonome des associés, mobilisable même lorsque la société a déjà saisi les tribunaux. Pour les chefs d’entreprise, deux conseils ressortent :

La gouvernance moderne se nourrit de transparence ; l’action sociale ut singuli fournit l’outil efficace pour la garantir et éviter qu’une faute de gestion ne reste impunie.