December 1, 2025

Le Bouard Avocats

Peut-on créer des actions conférant une majorité immuable de deux tiers des droits de vote ?

Peut-on attribuer durablement deux tiers des droits de vote à un actionnaire ?

La question touche au cœur de la gouvernance des sociétés par actions. Selon l’ANSA (avis n° 25-047 du 3 septembre 2025), il est juridiquement possible, dans les SA non cotées et les SAS, de créer ou de prévoir des droits de vote multiples garantissant à un actionnaire les deux tiers des voix, quelles que soient les augmentations futures du capital.

Voici les points essentiels :

  • Les SA non cotées peuvent émettre des actions de préférence à droit de vote multiple, sans plafond légal, conformément à l’article L.228-11 du Code de commerce.
  • La majorité de deux tiers n’est pas un veto, mais une majorité qualifiée : elle ne prive pas les autres associés de leur droit de participer aux décisions (C. civ., art. 1844).
  • Les SAS disposent d’une liberté statutaire encore plus large, l’article L.227-9 permettant d’attribuer un droit de vote disproportionné sans recourir aux actions de préférence.
  • Le mécanisme peut être dynamique, avec un ajustement automatique du nombre de voix en cas d’augmentation de capital, afin de maintenir les deux tiers des votes.
  • Risque principal : l’abus de majorité, le titulaire du droit renforcé devant agir dans l’intérêt social et non dans son intérêt exclusif.

L’équilibre des pouvoirs au sein d’une société par actions constitue l’un des enjeux les plus sensibles de la gouvernance. L’architecture du capital, la répartition des droits de vote et la capacité des associés à peser sur les décisions collectives conditionnent la stabilité de la société autant que l’attractivité du projet pour les investisseurs. Dans sa communication du 3 septembre 2025 (n° 25-047), l’Association nationale des sociétés par actions (ANSA) se positionne sur une question particulièrement structurante : est-il possible de créer des actions de préférence conférant durablement à un actionnaire les deux tiers des droits de vote, quelle que soit l’évolution du capital social ?

La réponse de l’ANSA est claire : oui, cette structuration est juridiquement possible dans les SA non cotées et dans les SAS, sous certaines conditions. Cette prise de position ouvre des perspectives nouvelles en matière de contrôle sociétaire, tout en soulevant des interrogations relatives à l’équilibre entre attractivité du capital et protection des minoritaires.

1. Le cadre juridique : une liberté statutaire encadrée mais réelle

1.1. Les actions de préférence : un outil permettant de dissocier droits financiers et droits politiques

L’article L. 228-11 du Code de commerce définit les actions de préférence comme des actions dérogatoires pouvant conférer des droits particuliers de toute nature, qu’ils soient pécuniaires ou politiques. Il autorise donc expressément :

  • la dissociation entre la quote-part de capital et les droits de vote attachés ;
  • l’émission d’actions à droit de vote multiple ;
  • l’aménagement des droits collectifs dans les limites posées par le droit commun des sociétés.

Il est notable qu’aucun plafond légal n’est prévu pour les SA non cotées. Le législateur n’impose pas de ratio maximal entre le droit de vote privilégié et la participation au capital. Contrairement aux sociétés cotées, où la proportionnalité du droit de vote est encadrée, les SA non admises aux négociations sur un marché réglementé disposent d’une liberté potentiellement très large.

1.2. L’égalité entre actionnaires : une contrainte relative

Le principe d’égalité s’apprécie au sein d’une même catégorie d’actions. Dès lors que les statuts créent une catégorie distincte d’actions de préférence, il n’y a pas rupture du principe d’égalité entre actionnaires ordinaires, ceux-ci conservant des droits identiques entre eux.

La Cour de cassation admet depuis longtemps que l’égalité ne signifie pas uniformité et que des droits particuliers peuvent être attribués dès lors qu’ils résultent d’une création statutaire transparente et justifiable.

2. Une majorité immuable de deux tiers : une construction statutaire licite selon l’ANSA

2.1. Le mécanisme envisagé : un nombre de voix ajusté automatiquement

L’ANSA valide la possibilité d’émettre des actions de préférence attribuant en toutes circonstances les deux tiers des droits de vote à un actionnaire déterminé.

Le mécanisme implique que :

  • le nombre de droits de vote attaché aux actions de préférence s’ajuste automatiquement en cas d’augmentation du capital ;
  • la proportion de deux tiers est préservée quelle que soit l’évolution du nombre d’actions ordinaires ;
  • l’actionnaire privilégié conserve un droit de vote majoritaire, sans pour autant bénéficier d’un droit de veto.

Cette position s’appuie sur une lecture large de l’article L. 228-11, qui n’interdit aucunement la création d’un tel privilège politique.

2.2. Une majorité, non un droit de veto

L’ANSA insiste sur la distinction essentielle entre :

  • un droit de vote majoritaire, même très renforcé ;
  • un droit de veto, assimilable à un pouvoir d’opposition absolu.

Détenir deux tiers des droits de vote n’équivaut pas à un droit de veto :

  • les autres actionnaires conservent leur droit de participer aux assemblées (C. civ., art. 1844) ;
  • aucune décision n’est rendue impossible pour les minoritaires si les règles de majorité qualifiée sont respectées ;
  • la majorité renforcée ne prive pas les ordres du jour d’effectivité.

Dans cette conception, la majorité immuable n'est pas un mécanisme d'entrave, mais un outil de stabilité.

3. SAS : une liberté encore plus étendue

La position vaut « a fortiori » pour les SAS.
En effet, l’article L. 227-9 du Code de commerce confie aux statuts le soin de déterminer :

  • les modalités d’exercice du droit de vote ;
  • les règles d’adoption des décisions collectives ;
  • la structure de gouvernance.

Il n’est même pas nécessaire, dans une SAS, de recourir à des actions de préférence pour instaurer un droit de vote multiple. Les statuts peuvent directement attribuer à un associé une part disproportionnée des voix.

Cette flexibilité, caractéristique de la SAS, rend ce véhicule particulièrement adapté aux structures où un actionnaire fondateur souhaite conserver durablement un contrôle stratégique.

4. Les limites pratiques et juridiques de cette configuration

4.1. Un risque de désincitation des investisseurs

L’ANSA souligne un point crucial : attribuer d’emblée deux tiers des droits de vote à un associé peut dissuader fortement l’entrée d’investisseurs extérieurs, en raison :

  • de l’impossibilité d’accès au contrôle ;
  • du risque d’abus de majorité ;
  • du déséquilibre structurel créé dans la gouvernance.

Les investisseurs institutionnels sont particulièrement sensibles à la question des droits politiques. Une majorité immuable peut donc être un frein à la levée de fonds.

4.2. L’abus de majorité : la limite indépassable

L’actionnaire bénéficiant d’un tel privilège n’est pas exonéré des obligations d’exercice loyal de ses droits. Il reste soumis au principe jurisprudentiel de l’abus de majorité, caractérisé lorsque :

  1. la décision est contraire à l’intérêt social ;
  2. elle est prise dans l’unique dessein de favoriser les associés majoritaires au détriment de la collectivité.

Même avec deux tiers des droits de vote, un associé peut engager sa responsabilité civile en cas d’abus.

4.3. Les contraintes applicables en cas de cotation

Pour les sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé ou un système multilatéral de négociation (SMN), les règles sont beaucoup plus strictes.

En particulier :

  • les droits de vote doivent être proportionnels à la quotité capitalistique ([[C. com., art. L. 225-122]]), sauf le mécanisme du vote double ;
  • les actions de préférence à droit de vote multiple sont possibles uniquement dans des conditions strictes, notamment lors d'une première introduction en bourse, pour une durée de dix ans ([[C. com., art. L. 22-10-46-1]]) ;
  • sur un SMN, le ratio ne peut excéder 25 pour 1.

Ainsi, la majorité immuable de deux tiers est impossible dans les sociétés cotées.

Un outil puissant mais à manier avec précaution

La position de l’ANSA confirme la grande souplesse offerte par le droit français en matière d’organisation des droits de vote dans les SA non cotées et les SAS. Il est juridiquement possible de conférer à un actionnaire une majorité permanente de deux tiers, sous réserve du respect des principes généraux (égalité intra-catégorielle, absence d’engagement perpétuel, absence d’abus).

Cet outil présente un intérêt évident :

  • stabilité du contrôle,
  • protection du fondateur,
  • sécurisation de la direction stratégique.

Mais il comporte aussi des risques :

  • défiance des investisseurs,
  • potentiels contentieux d’abus de majorité,
  • rigidité excessive de la gouvernance.

Pour les dirigeants, investisseurs et fondateurs, l’enjeu est de trouver un équilibre entre puissance politique et attractivité capitalistique.
Pour les praticiens du droit, cet avis de l’ANSA constitue un repère précieux dans l’ingénierie des statuts et des opérations de haut de bilan.

FAQ – 5 questions clés sur les actions conférant une majorité immuable des deux tiers des voix

1. Une société peut-elle librement créer des actions donnant deux tiers des droits de vote ?

Oui, dans les SA non cotées et les SAS, cette structuration est licite.
L’article L.228-11 du Code de commerce autorise les actions de préférence conférant des droits dérogatoires, sans limiter le nombre de voix attaché à chaque action. L’ANSA estime donc qu’il est possible de prévoir statutairement des actions conférant une majorité constante de deux tiers. Cette majorité renforcée n’équivaut pas à un droit de veto et ne prive pas les autres actionnaires de leur participation aux décisions collectives.

2. Comment fonctionne le maintien automatique des deux tiers des droits de vote ?

Le mécanisme repose sur un ajustement dynamique :

  • en cas d’augmentation du capital,
  • ou d’émission de nouvelles actions ordinaires,
  • le nombre de voix attaché aux actions préférentielles est recalibré statutairement pour préserver la majorité des deux tiers.

Ce mécanisme doit être expressément prévu dans les statuts au moment de l’émission des actions de préférence.
Il ne s’agit pas d’un engagement perpétuel prohibé, car ce n’est pas une obligation contractuelle entre associés mais une règle statutaire impersonnelle attachée aux titres.

3. Cette majorité renforcée constitue-t-elle une atteinte au principe d’égalité des actionnaires ?

Non. Le principe d’égalité s’apprécie à l’intérieur de chaque catégorie de titres.
Les détenteurs d’actions ordinaires demeurent égaux entre eux ; les détenteurs d’actions de préférence également. La création d’une catégorie bénéficiant de droits de vote multiples est licite dès lors :

  • que l’information est transparente,
  • que les statuts le prévoient,
  • que les droits fondamentaux (dont celui de participer aux décisions) sont respectés.

Ce fonctionnement est conforme à la jurisprudence constante sur l’égalité intra-catégorielle.

4. Ce dispositif est-il applicable dans les sociétés cotées ?

Non. Les sociétés admises aux négociations sur un marché réglementé ou un SMN sont soumises à un régime très strict :

  • le droit de vote doit rester proportionnel à la quotité du capital (art. L.225-122),
  • seul le vote double est possible sous conditions (art. L.225-123),
  • l’article L.22-10-46-1 permet des actions de préférence à vote multiple lors d’une IPO, mais pour 10 ans seulement,
  • et le ratio maximal sur SMN ne peut dépasser 25 voix pour 1.

Ainsi, une majorité immuable de deux tiers est impossible dans les sociétés cotées.

5. Quels sont les risques liés à l’attribution durable de deux tiers des droits de vote ?

Plusieurs risques doivent être anticipés :

• Risque d’abus de majorité

Le titulaire des deux tiers des voix doit exercer son pouvoir dans l’intérêt social.
Une décision adoptée dans son seul intérêt et au détriment de la société pourrait être annulée.

• Risque de découragement des investisseurs

Un contrôle incontestable rend la société moins attractive pour les fonds ou business angels, qui cherchent généralement des mécanismes d’équilibre ou de co-décision.

• Risque de blocage stratégique

Même sans veto, une majorité immuable peut conduire à une gouvernance figée, difficile à réformer.

• Risque de contentieux en cas de conflit d’associés

Toute décision contestable pourra être scrutée à l’aune de l’intérêt social et de l’absence d’abus.

• Risque opérationnel dans les levées de fonds

Les investisseurs pousseront souvent à encadrer le dispositif (limitation temporelle, clauses de bad leaver, quorum renforcé).