May 13, 2025

Le Bouard Avocats

Contrat de bière et contrepartie dérisoire : retour sur l'arrêt de la cour d'appel de Bourges du 28 février 2025

Le contrat de bière peut-il être annulé pour contrepartie dérisoire ?

  • L’article 1169 du code civil prévoit la nullité d’un contrat si la contrepartie est illusoire ou dérisoire au moment de sa formation.
  • La cour d’appel de Bourges rappelle que la contrepartie s’apprécie au regard de l’ensemble des engagements contractuels, y compris matériels, financiers et commerciaux.
  • Une durée d’exclusivité supérieure à cinq ans peut contrevenir au droit de l’Union européenne, rendant l’accord nul.
  • En cas d’annulation, les parties sont remises dans leur état antérieur et les obligations de restitution s’appliquent strictement.

La pratique des contrats d’achat exclusif de boissons, dits contrats de bière ou contrats de brasseur, demeure fréquente dans les relations entre exploitants de cafés-restaurants et fournisseurs. Si leur validité est de principe, elle peut être remise en cause lorsqu’une partie s’engage sans recevoir de contrepartie suffisante. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Bourges le 28 février 2025 (n° 24/00592) illustre les critères d’appréciation de la contrepartie dans ce type de contrat, au regard de l’article 1169 du code civil et du droit de l’Union européenne.

L’exclusivité d’approvisionnement : une clause fréquente mais encadrée

Une clause contractuelle engageante pour le distributeur

Il est courant que les contrats de distribution imposent une exclusivité d’approvisionnement, en particulier dans le secteur des boissons. Ce mécanisme permet au fournisseur d’assurer un volume minimal de ventes, en contrepartie d’un soutien financier ou logistique.

Dans l’affaire commentée, l’exploitant d’un fonds de commerce de café-restaurant avait conclu en 2017 un contrat de six ans avec la société CHR Boissons. Ce contrat prévoyait une exclusivité d’achat sur une large gamme de produits (bières, vins, sodas, jus, spiritueux, etc.) ainsi qu’un engagement quantitatif annuel de 55 000 litres de bière en fût et 38 000 € pour les autres boissons.

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Une contrepartie fournie sous forme de matériel et d’avantages économiques

En contrepartie, le fournisseur s’était engagé à :

  • mettre à disposition du matériel professionnel (tireuse à bière, machine à café, armoires réfrigérées) pour une valeur déclarée de 10 000 € ;
  • accorder un prêt sans intérêt de 40 000 € remboursable sur 72 mois ;
  • consentir des remises commerciales : 80 € TTC par hectolitre de bière et 17 % sur le chiffre d’affaires de certaines boissons.

La notion de contrepartie dérisoire au sens de l’article 1169 du code civil

Le principe : une contrepartie doit exister, et ne pas être illusoire

L’article 1169 du code civil dispose qu’« un contrat à titre onéreux est nul lorsque, au moment de sa formation, la contrepartie convenue au profit de celui qui s’engage est illusoire ou dérisoire ». Cette notion prolonge la jurisprudence antérieure sur l’absence de cause.

L’appréciation du caractère sérieux de la contrepartie relève du pouvoir souverain des juges du fond (Cass. com. 8 févr. 2005, n° 03-10.749). Ainsi, un simple prêt garanti sans risque réel ou une caution non mobilisée peuvent être jugés insuffisants.

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L'application au cas d'espèce : un faisceau d’éléments retenu

Dans l’arrêt commenté, la cour d’appel a rejeté l’argument du caractère dérisoire, soulignant :

  • l’absence de preuve du faible intérêt économique des matériels prêtés ;
  • le montant non négligeable du prêt consenti ;
  • l’existence d’un engagement ferme de l’exploitant avec des seuils minimaux d’achat ;
  • des remises commerciales significatives.

La cour a également noté que l’exploitant n’apportait aucun élément chiffré sur son chiffre d’affaires à la date de signature, ce qui l’empêchait de démontrer le caractère inadapté du prêt ou des conditions financières.

L’invocabilité du droit de l’Union européenne en matière de durée contractuelle

Le principe posé par l’article 101 TFUE et le règlement 330/2010

L’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prohibe les accords entre entreprises ayant pour objet ou effet de restreindre la concurrence.

Le règlement d’exemption n° 330/2010 de la Commission prévoit que les accords d’exclusivité sont licites à condition qu’ils ne dépassent pas cinq ans (art. 5). Au-delà, la présomption d’exemption tombe, sauf justification spécifique.

Une durée excessive privant le contrat d’effet

Le contrat litigieux ayant été conclu pour une durée de six ans, la cour a retenu qu’il entrait dans le champ de l’interdiction de l’article 101 §1 TFUE et ne pouvait bénéficier d’aucune exemption. En conséquence, elle a annulé le contrat comme contraire au droit européen.

Il s’agit là d’un fondement autonome de nullité, distinct de l’article 1169 du code civil, et qui justifie à lui seul la remise des parties dans l’état antérieur.

Conséquences pratiques : restitution et effets de l’annulation

Restitution des prestations : matériel et solde du prêt

La cour a constaté que :

  • le solde du prêt avait été réglé (16 666,90 €) ;
  • le matériel était tenu à disposition du fournisseur, qui devait en organiser la reprise.

En l’absence de clause prévoyant à qui incombait la charge de reprise, la cour a estimé que celle-ci revenait au fournisseur.

Opposition au paiement du prix de cession : question de procédure

S’agissant de la mainlevée d’opposition au paiement du prix de cession du fonds de commerce, la cour s’est déclarée incompétente, rappelant que seule la juridiction des référés pouvait être saisie sur le fondement de l’article L. 141-16 du code de commerce.

En résumé : une grille de lecture utile pour les contrats de distribution

L’arrêt commenté apporte des précisions intéressantes sur :

  • le seuil d’exigence de la contrepartie dans un contrat synallagmatique ;
  • l’effet direct du droit de l’Union sur la validité d’une clause d’exclusivité excessive ;
  • les règles pratiques de restitution en cas d’annulation d’un contrat commercial.

infographie points de vigilance achat exclusif de boissons

🔎 À retenir :

  • Une exclusivité d’achat est valable si elle repose sur une contrepartie réelle, vérifiable et proportionnée.
  • Le fournisseur doit prouver la consistance de son engagement.
  • Les durées contractuelles doivent être attentivement encadrées pour ne pas contrevenir aux exigences européennes.
  • En cas de doute sur la validité d’un contrat de brasserie ou de distribution, il est impératif de consulter un avocat en droit commercial et de la distribution.