November 6, 2025

Le Bouard Avocats

Gestion désintéressée et impôt sur les sociétés : vers une exigence d’autonomie financière

La gestion désintéressée conditionne l’exonération d’impôt des associations

  • Lorsqu’une association utilise les excédents de son activité non lucrative pour financer une activité commerciale, elle perd le bénéfice de la gestion désintéressée prévue par l’article 206 du Code général des impôts.
  • Cette situation crée une communauté d’intérêts entre le secteur lucratif et le secteur non lucratif, entraînant l’assujettissement à l’impôt sur les sociétés et à la TVA.
  • Le juge fiscal apprécie désormais la gestion selon la réalité économique des flux : absence de comptes séparés, transferts injustifiés ou dépendance financière sont des indices déterminants.
  • Pour conserver leur régime d’exonération, les associations doivent garantir une autonomie financière stricte entre leurs secteurs d’activité et documenter la traçabilité de leurs ressources.

L’équilibre entre finalité non lucrative et activité économique constitue l’un des points les plus sensibles du droit fiscal des associations. Si la loi du 1er juillet 1901 autorise les structures associatives à percevoir des recettes, le bénéfice du régime fiscal de faveur repose sur une condition fondamentale : la gestion désintéressée.

La jurisprudence récente, notamment l’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon du 17 octobre 2024 (n° 23LY02766) confirmé par le Conseil d’État le 16 juillet 2025 (n° 499686), vient en préciser la portée. Elle consacre le principe selon lequel le financement d’une activité commerciale par les excédents du secteur non lucratif suffit à exclure la gestion désintéressée.

Cette position marque une nouvelle étape dans la lecture économique de la fiscalité associative. Dès lors qu’une communauté d’intérêts existe entre les secteurs lucratif et non lucratif d’une même entité, l’ensemble du périmètre peut être soumis à l’impôt sur les sociétés et à la taxe sur la valeur ajoutée.

I. Les fondements juridiques de la gestion désintéressée

A. Le cadre légal : une triple exigence

L’article 206, 1 bis du Code général des impôts prévoit que ne sont pas passibles de l’impôt sur les sociétés les associations dont la gestion est désintéressée, à condition que leurs activités non lucratives demeurent prépondérantes et que leurs recettes lucratives n’excèdent pas un seuil déterminé.

L’article 261, 7, 1° b et d du même code précise les critères du caractère désintéressé :

  • les dirigeants doivent exercer leurs fonctions à titre bénévole et ne pas tirer un intérêt matériel direct ou indirect de l’exploitation ;
  • l’association ne doit procéder à aucune distribution, directe ou indirecte, de bénéfices ;
  • les membres ne peuvent, en cas de dissolution, prétendre à une part quelconque de l’actif social.

L’article 207, 1, 5° et 5° bis du CGI établit le lien entre l’exonération d’impôt sur les sociétés et celle de taxe sur la valeur ajoutée, en réservant ce bénéfice aux organismes remplissant les conditions posées par l’article 261.

Ces dispositions instaurent un équilibre entre trois exigences : une gestion désintéressée, une prépondérance du non lucratif et une sectorisation rigoureuse des activités lucratives éventuelles.

B. La sectorisation : une tolérance conditionnelle

L’administration fiscale, à travers le BOFiP (BOI-IS-CHAMP-10-50-10 et suivants), admet qu’une association puisse exercer des activités commerciales à condition qu’elles soient clairement séparées des activités non lucratives.

Cette sectorisation implique :

  • une comptabilité distincte et analytique ;
  • une autonomie financière de chaque secteur ;
  • l’absence de financement croisé entre les secteurs lucratif et non lucratif ;
  • la justification économique des transferts éventuels (refacturations, conventions internes, loyers, etc.).

Le principe est simple : le secteur non lucratif ne doit procurer aucun avantage économique, même indirect, au secteur lucratif. À défaut, l’association perd son caractère désintéressé et devient imposable.

II. La communauté d’intérêts : un critère économique de lucrativité

A. La genèse de la notion

La notion de communauté d’intérêts est apparue dans la jurisprudence du Conseil d’État pour décrire les liens économiques entre une association et une entreprise commerciale (CE, 7 décembre 2016, n° 389299). Elle permettait déjà de requalifier la gestion associative en gestion intéressée lorsque l’activité associative bénéficiait à une société liée.

L’arrêt CAA Lyon, 17 octobre 2024, Association Le Petit Pays – Andilly Loisirs, transpose cette analyse au sein d’une même entité juridique. Le juge considère qu’une communauté d’intérêts interne entre deux secteurs d’activité (l’un lucratif, l’autre non lucratif) exclut toute gestion désintéressée.

Dans cette affaire, les excédents de trésorerie issus d’un événement culturel qualifié de non lucratif avaient été utilisés pour financer des parcs à thème commerciaux. L’absence de comptes séparés et la confusion des flux ont conduit le juge à constater une dépendance financière entre les deux secteurs, donc une perte du caractère désintéressé.

Le Conseil d’État, en refusant d’admettre le pourvoi en 2025, a validé cette lecture économique de la gestion associative.

B. Portée et conséquences de la jurisprudence

L’apport de cette décision est double.

D’une part, le désintéressement personnel des dirigeants ne suffit plus à démontrer le caractère non lucratif. Le juge examine la structure dans son ensemble, selon une logique d’analyse économique des flux.

D’autre part, la neutralité concurrentielle devient un principe cardinal : si les activités non lucratives procurent un avantage indirect au secteur commercial, l’association entre dans le champ des impôts commerciaux.

En pratique, le constat d’une communauté d’intérêts entraîne l’assujettissement :

  • à l’impôt sur les sociétés, sur les bénéfices dégagés par le secteur non lucratif requalifié ;
  • à la taxe sur la valeur ajoutée, dès lors que les opérations sont assimilables à des prestations économiques ;
  • à la contribution économique territoriale (CFE et CVAE).

L’imposition peut être rétroactive sur plusieurs exercices et s’accompagner d’intérêts de retard et de pénalités. L’enjeu financier est donc majeur pour les structures associatives de taille intermédiaire ou disposant de partenariats commerciaux.

III. Les enseignements pour les praticiens du droit des affaires

A. Renforcer la gouvernance financière des associations

Les associations exerçant une activité mixte doivent impérativement instaurer une gouvernance fondée sur la séparation stricte des flux.
Cela suppose :

  • la tenue de comptes bancaires distincts ;
  • la mise en place d’une comptabilité analytique certifiée ;
  • la formalisation des décisions d’affectation d’excédents en conseil d’administration ;
  • la création éventuelle d’une filiale commerciale pour isoler les activités lucratives.

L’objectif est de démontrer que chaque secteur dispose de sa propre autonomie de financement et que les ressources exonérées ne profitent pas au domaine concurrentiel.

B. Le rôle de l’avocat-conseil

Pour les avocats accompagnant des associations, fondations ou entreprises mécènes, cette jurisprudence impose une approche intégrée du risque fiscal.
L’avocat doit :

  1. Identifier les flux entre secteurs et leurs justifications économiques ;
  2. Examiner la documentation comptable et les conventions internes ;
  3. Vérifier la conformité des statuts avec les conditions de l’article 206 du CGI ;
  4. Conseiller la mise en place d’une sectorisation formalisée ou d’une filialisation complète des activités lucratives.

Cette vigilance est d’autant plus nécessaire que la jurisprudence s’inscrit dans un mouvement de convergence européenne tendant à rapprocher la fiscalité des associations de celle des entreprises lorsque la concurrence existe sur un même marché.

C. Une approche économique assumée par le juge fiscal

Le contentieux « Andilly Loisirs » illustre une évolution méthodologique : l’administration et le juge ne se limitent plus à une lecture juridique ou statutaire. L’analyse se fonde sur la réalité économique des opérations, sur la traçabilité des flux et sur l’existence d’un avantage concurrentiel procuré par l’activité exonérée.

Cette approche rejoint le principe de « substance over form » appliqué en droit fiscal international : l’apparence juridique cède devant la réalité économique. Pour les praticiens, cette évolution impose d’aborder la gouvernance associative avec les outils du droit des affaires plutôt qu’avec ceux du droit civil.

La décision du Conseil d’État du 16 juillet 2025, confirmant l’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon, renforce l’exigence d’autonomie financière entre les activités lucratives et non lucratives des associations.

La gestion désintéressée devient une notion dynamique, appréciée selon la logique de flux et non plus selon la seule forme juridique. Le maintien de l’exonération d’impôt suppose désormais une traçabilité parfaite et une discipline comptable comparable à celle exigée des entreprises.

Pour les avocats, cette jurisprudence constitue un signal fort : la prévention du risque fiscal associatif doit être intégrée dans les missions de conseil stratégique et de structuration. La neutralité concurrentielle est désormais au cœur du modèle associatif, et son non-respect expose à une requalification globale, lourde de conséquences financières.

Références juridiques et doctrinales

Textes :

  • Code général des impôts, art. 206, 1 bis ; art. 207, 1, 5° et 5° bis ; art. 261, 7, 1° b et d.
  • BOFiP : BOI-IS-CHAMP-10-50-10 ; BOI-IS-CHAMP-10-50-20-10 ; BOI-IS-CHAMP-10-20-20-10.

Jurisprudence :

  • CAA Lyon, 17 octobre 2024, n° 23LY02766, Association Le Petit Pays – Andilly Loisirs.
  • CE, 16 juillet 2025, n° 499686, non-admission du pourvoi, confirmant la décision de la CAA Lyon.
  • CE, 7 décembre 2016, n° 389299, Association Foncière du Diocèse de Blois.