Le Bouard Avocats
L’articulation entre clause compromissoire et clause attributive de compétence au sein d’un même contrat soulève, en pratique, des difficultés récurrentes, tant en matière d’interprétation que d’articulation procédurale. Si la jurisprudence a traditionnellement admis que la clause d’arbitrage prime en cas de litige entrant dans son champ d’application, le principe de l’effet négatif du principe compétence-compétence posé à l’article 1448 du Code de procédure civile s’en trouve souvent malmené lorsque d’autres stipulations contractuelles confèrent compétence à une juridiction étatique pour certains actes spécifiques.
L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 12 mars 2025 (n° 22-17.166) illustre avec clarté cette tension normative. Il consacre la possibilité, dans certaines circonstances, pour une clause attributive de compétence de coexister utilement avec une clause compromissoire, sans pour autant vicier l’économie générale du contrat.
En l’espèce, le contrat d’approvisionnement conclu entre deux sociétés contenait, au sein d’un même article, deux stipulations distinctes :
Postérieurement à une sentence arbitrale rendue dans le cadre d’un litige d’exécution, l’une des parties a sollicité, en application de la clause attributive de compétence, la désignation d’un expert judiciaire aux fins d’examen des marges pratiquées, révélées par l’arbitrage. L’autre partie a alors soulevé l’incompétence du juge étatique, au motif de l’existence de la clause compromissoire.
L’article 1448 du Code de procédure civile énonce que lorsqu’un litige relevant d’une convention d’arbitrage est porté devant une juridiction de l’État, celle-ci doit se déclarer incompétente, sauf si la clause est manifestement nulle ou manifestement inapplicable, et à condition que le tribunal arbitral ne soit pas déjà saisi.
Ce texte fonde le principe compétence-compétence, dont la portée est double :
En l’espèce, la Cour de cassation valide le raisonnement de la cour d’appel de Pau, considérant que la clause d’arbitrage était manifestement inapplicable à la demande de désignation d’un expert, qui relevait d’un mécanisme contractuel autonome, prévu dans le même article mais distinct.
La Haute juridiction souligne que les deux clauses, loin d’être contradictoires, sont complémentaires : l’une régit les contestations relatives à l’exécution du contrat commercial, tandis que l’autre met en place une procédure spéciale d’expertise tarifaire, expressément confiée au juge étatique par la volonté des parties.
La Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de trancher des conflits entre clauses juridictionnelles concurrentes :
L’arrêt de 2025 affine la position de la Cour : lorsque les deux clauses sont insérées dans le même article, mais visent des objets distincts, leur coexistence n’entraîne ni contradiction ni nullité. Il revient alors au juge étatique de reconnaître la validité de la clause attributive de compétence pour la mesure spécifique convenue.
L’enseignement central de l’arrêt tient en ce que la clause attributive de compétence, même dans un contrat soumis à l’arbitrage, peut produire pleinement ses effets, dès lors qu’elle est précisément circonscrite à un objet déterminé (désignation d’un expert, par exemple).
Pour sécuriser une telle articulation, les praticiens doivent veiller à :
Reste une question non tranchée : une fois la mission de l’expert judiciaire accomplie, le tribunal arbitral est-il compétent pour trancher le litige sous-jacent relatif aux prix ?
Selon la doctrine majoritaire, et notamment l’analyse proposée par J. Jourdan-Marques (Dalloz Actualité, 31 mars 2025), la réponse est affirmative, l’arbitre conservant son pouvoir juridictionnel sur le fond du litige, l’expertise n’étant qu’une mesure d’instruction contractuellement définie.
La décision du 12 mars 2025 marque une étape importante dans la lecture des stipulations contractuelles multiples relatives aux modes de règlement des différends. Elle confirme que la clause compromissoire n’a pas vocation à neutraliser toute intervention du juge étatique, dès lors que les parties ont, dans le contrat, convenu d’une compétence spécifique pour une mission précise.
Cet arrêt incite à une plus grande rigueur rédactionnelle dans les contrats commerciaux complexes, afin de permettre une coexistence harmonieuse de mécanismes juridictionnels distincts, sans que l’un emporte nullité de l’autre. L’articulation entre clause d’arbitrage et clause attributive de compétence, loin d’être exclusive, peut ainsi devenir un outil stratégique de sécurisation contractuelle, à condition d’en maîtriser les subtilités techniques.