September 29, 2025

Le Bouard Avocats

Imprescriptibilité de l’action en constatation du bail commercial : un tournant jurisprudentiel

Imprescriptibilité de l’action en constatation du bail commercial : l’essentiel à retenir

  • À l’expiration d’un bail dérogatoire, si le preneur reste et est laissé en possession, un bail commercial statutaire naît automatiquement (art. L. 145-5 C. com.).
  • L’action en constatation de ce bail est imprescriptible, contrairement à l’action en requalification qui se prescrit par deux ans (art. L. 145-60 C. com.).
  • La Cour de cassation (arrêt du 19 juin 2025) a confirmé que cette imprescriptibilité ne viole pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
  • Le bailleur conserve la faculté d’éviter la naissance du bail statutaire en s’opposant clairement au maintien en possession avant l’échéance du bail dérogatoire.
  • En pratique, cette jurisprudence renforce la protection du preneur et impose au bailleur une vigilance accrue dans la gestion de ses baux.

L’arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 19 juin 2025 (n° 24-22.125, QPC) réaffirme un principe désormais bien établi en droit des baux commerciaux : l’action en constatation de l’existence d’un bail commercial né du maintien en possession du locataire à l’issue d’un bail dérogatoire est imprescriptible.

Cette décision, rendue dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, soulève des interrogations fondamentales. Comment concilier la protection du preneur, la sécurité juridique des parties et le droit de propriété du bailleur ? Pourquoi la Cour distingue-t-elle entre l’action en constatation et l’action en requalification ? Quelles précautions pratiques doivent prendre les acteurs économiques ?

Pour répondre à ces questions, il convient d’examiner les fondements légaux, l’évolution jurisprudentielle et les conséquences pratiques de cette imprescriptibilité.

Le cadre légal du bail commercial né du maintien en possession

Le mécanisme de l’article L. 145-5 du Code de commerce

L’article L. 145-5 du Code de commerce organise le régime des baux dérogatoires, également appelés « baux de courte durée ». Il autorise bailleur et preneur à convenir d’une location échappant au statut des baux commerciaux pour une durée maximale (aujourd’hui portée à trois ans).

Toutefois, le texte précise qu’à l’expiration du bail dérogatoire, si le preneur reste dans les lieux et est laissé en possession, il s’opère automatiquement un nouveau bail commercial soumis au statut. Cette transformation n’est pas la conséquence d’une volonté contractuelle, mais d’un effet légal automatique.

En pratique, cette règle vise à protéger l’exploitant commercial contre des baux précaires à répétition qui pourraient menacer la stabilité de son fonds.

La distinction entre deux types d’actions

La jurisprudence distingue nettement :

  • L’action en constatation : elle tend simplement à faire reconnaître l’existence d’un bail commercial né du maintien en possession. Elle constate une situation de droit produite par la loi.
  • L’action en requalification : elle intervient lorsque le contrat initial, bien que présenté comme étranger au statut, doit en réalité être qualifié de bail commercial (exemple : bail civil déguisé). Cette action suppose une analyse judiciaire de la nature du contrat et se heurte à la prescription biennale de l’article L. 145-60.

Cette distinction est capitale, car elle justifie la différence de régime en matière de prescription.

Le régime de prescription en matière de baux commerciaux

La prescription biennale de droit commun

L’article L. 145-60 du Code de commerce dispose que toutes les actions exercées en vertu du statut des baux commerciaux se prescrivent par deux ans. Cette règle est d’ordre public et s’applique notamment aux actions en fixation du loyer renouvelé, en nullité de congé, en requalification ou encore en contestation de certains actes.

La Cour de cassation a ainsi jugé, à plusieurs reprises, que l’action en requalification d’un bail dérogatoire irrégulier en bail commercial est soumise à ce délai strict (Cass. 3e civ., 22 janv. 2013, n° 11-22.984 ; Cass. 3e civ., 25 janv. 2023, n° 21-24.394).

L’exception de l’imprescriptibilité

Par contraste, l’action en constatation de l’existence d’un bail né du maintien en possession échappe à cette règle. Déjà en 2014 (Cass. 3e civ., 1er oct. 2014, n° 13-16.806), la Cour avait énoncé que cette action était imprescriptible, car elle ne créait pas un droit nouveau mais reconnaissait un effet automatique de la loi.

Cette solution a été confirmée par un arrêt du 25 mars 2023 (n° 21-23.007), puis consacrée par la décision du 19 juin 2025, qui tranche définitivement le débat en écartant toute contrariété constitutionnelle.

La question prioritaire de constitutionnalité et sa résolution

Les arguments du bailleur

Le bailleur contestait l’imprescriptibilité en invoquant une atteinte à trois principes de valeur constitutionnelle :

  • le droit de propriété (art. 2 DDHC),
  • le principe de sécurité juridique (art. 16 DDHC),
  • le principe d’égalité (arts. 1 et 6 DDHC).

Il soutenait qu’une action imprescriptible exposait le propriétaire à une incertitude illimitée, l’empêchait de maîtriser son bien et créait une rupture d’égalité avec le preneur.

Le raisonnement de la Cour de cassation

La troisième chambre civile a refusé le renvoi au Conseil constitutionnel. Elle a estimé que la question n’était pas sérieuse, pour plusieurs raisons :

  • Pas d’atteinte au droit de propriété : le bailleur conserve la faculté de s’opposer au maintien en possession avant le terme du bail dérogatoire. Cette possibilité suffit à préserver son droit de disposer de son bien.
  • Principe d’égalité respecté : bailleur et locataire sont dans une situation identique, chacun pouvant saisir le juge pour constater l’existence d’un bail commercial né du maintien.
  • Sécurité juridique préservée : la différence entre l’action en constatation et l’action en requalification repose sur une différence de nature. La première constate un effet légal, la seconde modifie la qualification d’un contrat.

En conséquence, la Cour confirme que l’action en constatation reste imprescriptible sans violer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Conséquences pratiques pour les acteurs économiques

Pour le preneur

Le locataire bénéficie d’une protection renforcée. Même des années après la fin d’un bail dérogatoire, il peut saisir le juge pour voir reconnaître ses droits si le bailleur ne s’était pas opposé à son maintien. Cette sécurité favorise la stabilité de l’exploitation et la valorisation du fonds de commerce.

Pour le bailleur

Le propriétaire se trouve en revanche dans une situation délicate. Une simple tolérance, même prolongée, peut entraîner la naissance d’un bail commercial. S’il n’a pas manifesté son opposition à temps, il ne pourra plus invoquer la prescription pour contester l’action du locataire.

Précautions à prendre

Il est impératif pour le bailleur de :

  • notifier formellement son opposition avant l’expiration du bail dérogatoire,
  • éviter toute délivrance de quittance ou facturation de loyer pouvant être interprétée comme une acceptation tacite,
  • recourir à une sommation de libérer les lieux en cas de doute.

Une jurisprudence à portée stratégique

Clarification des rapports contractuels

Cette jurisprudence clarifie les règles applicables aux baux dérogatoires. Elle rappelle que la passivité du bailleur équivaut à un choix lourd de conséquences : l’assujettissement au statut des baux commerciaux.

Sécurité accrue pour les locataires

En pratique, les locataires se trouvent dans une position renforcée. Ils peuvent construire des projets à long terme sans craindre la perte de leurs droits du fait d’une inaction procédurale.

Stratégies contentieuses

Pour les avocats en droit des affaires dans le 78, il convient de déterminer avec précision l’action à intenter. Si les conditions de l’article L. 145-5 sont remplies, l’action en constatation est à privilégier, car imprescriptible. À l’inverse, si l’on cherche à faire requalifier un contrat irrégulier, il faudra agir rapidement dans le délai biennal.

L’arrêt du 19 juin 2025 constitue une pierre angulaire du droit des baux commerciaux. Il consolide une jurisprudence protectrice des preneurs tout en rappelant aux bailleurs l’importance de la vigilance et de la formalisation.

L’imprescriptibilité de l’action en constatation du bail commercial ne prive pas le bailleur de son droit de propriété : elle sanctionne simplement son inertie. Le message de la Cour de cassation est clair : en matière de baux dérogatoires, le temps ne joue pas contre le preneur mais contre le bailleur inattentif.

Pour les praticiens du droit des affaires, cette solution impose une double exigence : conseiller les bailleurs sur la nécessité d’anticiper, et accompagner les locataires dans la reconnaissance de leurs droits lorsqu’ils sont demeurés dans les lieux.

FAQ sur l’imprescriptibilité de l’action en constatation du bail commercial

Qu’est-ce que l’action en constatation d’un bail commercial ?

L’action en constatation permet au locataire ou au bailleur de demander au juge de reconnaître qu’un bail commercial statutaire est né de plein droit du maintien en possession du preneur après l’expiration d’un bail dérogatoire. Elle ne crée pas un droit nouveau mais constate une situation juridique prévue par l’article L. 145-5 du Code de commerce.

Quelle différence entre constatation et requalification ?

La constatation s’appuie sur l’effet automatique de la loi : elle reconnaît l’existence d’un bail commercial né du maintien. La requalification, en revanche, suppose de faire dire au juge qu’un contrat présenté comme civil ou dérogatoire est en réalité un bail commercial. La première est imprescriptible, la seconde est enfermée dans la prescription biennale de l’article L. 145-60 du Code de commerce.

Pourquoi la Cour de cassation a-t-elle jugé l’action imprescriptible ?

Parce que la constatation n’implique pas de créer un droit ou de modifier la qualification d’un contrat. Elle découle du seul effet de la loi. La Cour a estimé que l’imposer dans un délai de prescription reviendrait à limiter un droit né automatiquement, ce qui serait incohérent.

Le bailleur est-il privé de son droit de propriété ?

Non. La Cour rappelle que le bailleur conserve la possibilité de s’opposer au maintien en possession du locataire avant le terme du bail dérogatoire. S’il exerce cette faculté à temps, aucun bail commercial ne naît. L’imprescriptibilité n’affecte donc pas son droit de propriété, mais sanctionne son inertie.

Quelles précautions doivent prendre les parties ?

  • Le preneur doit conserver des preuves de son maintien en possession (paiement de loyers, absence d’opposition du bailleur).
  • Le bailleur doit notifier son opposition de manière formelle avant l’échéance du bail dérogatoire.
  • En cas de doute, il est prudent de recourir à un acte d’huissier pour matérialiser l’opposition et sécuriser sa position.